Eli Ben-Zaken – les vins du Castel

Par Mati Ben-Avraham.

Quand c’est lui qui le dit, on peut le croire. Eli Ben-Zaken est une figure emblématique du vignoble israélien. Un cas.

Parti de quelques arpents de vignes, d’un poulailler, le voici célébré dans le monde entier. Pour la « bible » des vins, le  Bettane et Desseauve, les vins du Castel comptent parmi les 365 meilleurs crus du monde, sa cave parmi les cent meilleures, dixit Santander. La critique britannique Serena Sutcliffe a salué en lui « un fantastique tour de force ». L’américain Parker, dont le classement est incontournable,  lui a rendu hommage : 92 (sur 100) pour le Castel Grand Vin, 91 pour le C Blanc et 90 pour le Petit Castel. Alors, une success story à l’israélienne, pour ce natif d’Alexandrie, d’origine italienne, dont les parents ont été contraints à l’exil. L’Italie, puis la Suisse, et enfin Israël, à Ramat Raziel.

Mati Ben-Avraham : Et nous voici en 1988, où vous avez bricolé – vous me l’avez-dit un jour en riant – un vin de copains.

Eli Ben-Zaken : Oui, mais il faut commencer un peu avant, et un peu avant on tirait le diable par la queue. J’allais de petits boulots en petits boulots, dans l’agriculture. Les poulaillers, les couveuses. J’étais salarié.  Notre horizon était limité. Pas question de voyager  à l’étranger. Mais, j’étais bien dans ma peau. Je faisais un travail sioniste. Et puis, comme ça n’allait plus,  la famille a décidé d’ouvrir une trattoria à Jérusalem. Le succès a suivi. Ce qui nous a permis deux choses : d’abord d’être plus à l’aise, et ensuite de pouvoir voyager en Europe, retrouver des copains, goûter une gastronomie différente, et surtout des vins dont la qualité n’existait pas en Israël. Et, en 1988, quand je plante un petit vignoble à côté  de la maison, c’était pour jouer. En fait, je me posais une question : est-ce-que les éleveurs de vin n’étaient pas à la hauteur parce que c’était une question de terroir ou parce que c’était une question de technologie.

MBA : ou encore de mentalité?  Les vignerons mettaient l’accent sur la vente des grappes à la coopérative, et non sur le produit à élaborer…

Eli Ben-Zaken : peut-être, mais de marché aussi. Si l’on veut faire du très bon vin, ça coûte cher. Il faut donc pouvoir le vendre, et s’il n’existe pas de marché, pourquoi faire des efforts. On a vu cela en Italie où les vins se vendaient pour trois fois rien, en bouteille de deux litres, avec une capsule coca-cola en guise de bouchon. Quand en 1997, est sorti ce qui a été considéré comme le millésime du siècle, les prix ont  triplé, sinon quadruplé. Ce fut le déclic. La preuve que l’effort était payant. Ici, le marché était prisonnier de la cacherout, et nul ne pensait qu’il y avait un marché pour un meilleur vin et donc d’investir. Nous, nous sommes arrivés dans le bon moment. Les caves du Golan avaient déjà introduit un changement de qualité notable par rapport à Carmel, en démontrant que des vins « industriels » pouvaient être technologiquement bien faits, sans erreurs, sans défauts.  Et il y avait déjà un vin-boutique, d’artisan, Margalit, qui se vendait pas mal. Moi, je suis entré dans cette époque tout-à-fait par hasard. Je n’ai jamais rêvé de devenir  vigneron ou éleveur de vins. En 1988, ce fut un essai pour le plaisir. On a fait le premier vin en 1992 : deux barriques, 800 bouteilles, mis sur le marché  en 1995. Et un grand succès. Inattendu. Et alors, il nous a fallu décider de s’en tenir là ou continuer. Ce n’était pas évident, car cela supposait des investissements à long terme, sans garantie finalement. En 1996, le conseil de famille a décidé d’aller de l’avant. Mais là aussi, il a fallu un coup de pouce. Il est venu de l’administration des domaines, qui nous a autorisés  à modifier notre poulailler en cave et cellier. Sans cette autorisation, les vins du Castel n’existeraient pas, car je ne me sentais pas le courage d’aller installer la cave dans une zone industrielle, loin des vignes. J’avais le restaurant, j’aurais continué à faire un vin de copains, au coin du poulailler.

MBA : Et vous voila au pinacle, sans tradition ancestrale derrière vous, sans être issu  des instituts d’œnologie…

Eli Ben-Zaken : Disons qu’après la décision familiale, c’est devenu pour moi quelque chose de viscéral. J’ai su immédiatement que c’était ce qu’il fallait faire, mais aussi qu’il nous fallait nous doter de tous les moyens pour produire un vin de grande qualité. C’est-à-dire construire une cave et un cellier sur le modèle européen car j’ai perçu, intuitivement, que la cave et le cellier étaient partie intégrante de l’ image de marque de la maison. Celui qui entre dans notre cave et notre cellier perçoit d’emblée combien nous investissons pour assurer la qualité de notre vin. Un petit exemple : le Grand Vin, c’est cent pour cent de barriques neuves, à presque 800 euros pièce. Nous achetons 180 à 250 barriques par an. C’est un investissement lourd dans des vins qui seront vendus deux à trois ans plus tard. Le vin est un business très spécial. Nul ne peut savoir quel sera le marché dans deux ou trois ans. C’est donc un pari à long terme. J’ai donc décidé d’y aller, mais sans la moindre concession à la facilité.

MBA : Aujourd’hui, le Domaine du Castel compte 16 hectares, pour une production de 100000 bouteilles. Vos cépages : Cabernet-Sauvignon, Merlot, Petit-Verdot, Chardonnay. Avez-vous le sentiment d’avoir fait œuvre de pionnier?

Eli Ben-Zaken : Ecoutez,  tout ce que nous avons fait, nous l’avons fait en ne pensant pas être des pionniers. Mais, en se retournant, j’ai conscience  que nous avons accompli un parcours peu commun.  Par exemple, la vigne à côté de la maison. C’est aussi la première vigne à vin dans la région de Jérusalem depuis… disons la conquête arabe au 7ème siècle. Les initiateurs du renouveau du vignoble, à la fin du 19ème siècle, avaient ignoré cette région, jugée trop difficile. Aujourd’hui, nous avons 16 hectares, mais il y a maintenant plus de 120 hectares de vignes dans la région.  Tout le monde est là : Carmel, Barkan, Binyamina, et j’en passe. C’est la reconnaissance d’un terroir superbe, différent de la Galilée et du  Golan, où prédomine le basalte, où l’influence de la mer est inexistante. Ici, c’est une terra rossa, à dominante argilo-calcaire, très bien drainée parce qu’en pente,  et au climat radicalement différent. Ici, il y a des matins où l’on sent la mer, où l’on sent les algues…


MBA : Oui, mais la pluie? Les caprices, ici, sont l’apanage des politiciens, le temps lui est monocorde : une période de pluie intensive, puis le soleil à volonté…

Eli Ben-Zaken : C’est aussi une chance. Ici, nous avons le droit d’irriguer, contrairement au sud de la France. L’irrigation est un outil extraordinaire parce qu’elle  permet de gérer au mieux les quantités d’eau nécessaire au développement de la vigne. Nous donnons, jusqu’à la récolte, l’équivalent de 100 à 150 mm de pluie. A bordeaux, par exemple, il va pleuvoir jusqu’à 370 mm dans la même période. Que tu le veuilles ou pas. Et quand il n’y a pas de pluie, c’est très mauvais. Et parfois, il y en a trop! Nous, nous avons la possibilité de doser l’eau en fonction des besoins de la vigne. De la stresser, car lorsqu’une vigne est stressée, elle va donner le maximum au fruit au détriment des feuilles. Donc, améliorer la qualité. De plus, la vigne est la plante qui a le moins besoin d’eau. Pour vous donner une idée,  1000 mètres cubes d’eau pour un hectare de vignes,  le même hectare de pommes va exiger 8 à  9 fois plus, et  l’orange 1400 à 1800 mètres cubes. En fait, quand on exporte nos oranges de Jaffa, on exporte surtout de l’eau, dont nous ne sommes guère riches par ailleurs. Maintenant et c’est une tragédie, pour les oranges il y aura toujours des marchés, ce qui n’est pas vrai pour le vin. Ce qui freine le développement des vignobles. Mon rêve, c’est de me balader en voiture et voir des vignobles partout. C’est magnifique les vignobles. L’obstacle, c’est que l’israélien ne boit pas trop de vin (NDLR : 9 litres en moyenne par an) et que l’on n’exporte pas suffisamment. Castel, l’an dernier, a exporté 44% de sa production. C’est énorme. Les industriels du vin tournent, eux,  à 10%.

MBA : D’où, peut-être, votre décision, en 2003,  de passer à la production cacher?

Eli Ben-Zaken : Ce fut par hasard. Au départ, du moins. Nos vins n’étaient pas cacher parce que toutes les manipulations n’étaient pas faites par des juifs religieux. Et puis est arrivée une commande de l’étranger d’une cuvée cacher. Pour ce faire, on m’a adressé quelqu’un, un religieux orthodoxe de Jérusalem, d’origine française d’ailleurs, Mordechai Sebban, qui avec ses gens, a procédé à toutes les opérations. Six mois plus tard, la cuvée était exportée. Mordechai Sebban et moi-même avons beaucoup parlé et, à la fin, je lui ai dit : si je fais des vins casher, ce sera uniquement avec toi. C’est ainsi que s’est opéré notre passage au kosher. Ce fut finalement facile. Mais davantage : ce passage au vin kasher s’est avéré bénéfique et pour moi, et pour le vin. Au plan spirituel, j’étais là, à vouloir démontrer au monde entier qu’Israël appartenait à la même sphère culturelle que lui. Par le vin. Que nous étions capables, ici, de produire des vins d’une qualité égale à ceux produits en France, en Espagne, en Italie, en Californie… Et c’était le lien qui nous unissait.  Mais quand je regardais en arrière, je voyais que pas tous les juifs, tout mon peuple pouvaient apprécier ce que je voulais démontrer à l’étranger.  Le fait de devenir cacher, c’était comme continuer Mama Mia, notre restaurant, où tout le monde pouvait s’attabler, religieux et non religieux, sans discrimination, en toute convivialité. La cacherout, de ce point de vue, a ramené la paix dans mon âme. En ce qui concerne le vin, et cela je l’avais déjà perçu lorsque j’ai commencé à exporter, les vins ne restaient pas suffisamment sur les rayons chez les cavistes. Si la demande est faible, ils sont automatiquement remplacés. Et si vous n’êtes pas présent, les Parker et autres ne parleront pas de vous. Le vin cacher, lui, assure cette présence jusqu’au moment, je le souhaite, où la cacherout  deviendra un aspect mineur du vin.

MBA : Mais qu’est-ce-qui différencie un vin cacher d’un non cacher?

Eli Ben-Zaken : Rien. Sauf que toutes les manipulations doivent être opérées par des juifs religieux, sous la supervision d’un rabbinat ou d’un leader spirituel. Par exemple, toutes les levures importées sont cachères, je les employai bien avant de passer au vin cacher. Mais, je dois dire que cela nous a apporté un plus à la qualité de notre vin. Avant, nous avions des ordres de priorité qui faisaient que le vin, parfois, pouvait attendre. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. A cause de la cacherout, les religieux ont un agenda très strict quant aux manipulations à opérer. Tout est fait au moment où il faut le faire. Ce qui réduit les possibilités d’erreur. D’où un gain en qualité.

MBA : Un problème: le prix du flacon, non pas du seul Castel, mais en général dans le pays, est jugé élevé. Pourquoi?

Eli Ben-Zaken : Je ne suis pas d’accord. La profession a compris qu’il fallait jouer le jeu de la qualité. Y compris les grandes caves, qui produisent un million de bouteilles, où se retrouvent toutes les gammes. Il n’y a plus en Israël d’erreurs technologiques, de vins défectueux. Le temps n’est plus où les odeurs résiduelles se retrouvaient dans la bouteille. Aujourd’hui, on peut acheter des vins à 30 ou 40 shekels, soit 6 ou 8 euros, qui sont très bien. On oublie que les pays à haute production, comme l’Espagne, l’Italie, le sud de la France, ont des possibilités de compensation qui sont inexistantes chez nous. Israël est  un petit pays producteur, qui ne disposera jamais d’une masse où le bas de gamme constitue un surplus que l’on peut vendre à n’importe quel prix.

MBA : Une dernière question : le fondateur de l’Institut du Vin Israélien à Rehovot me disait qu’en Israël nous arriveront à produire de très bons vins, mais jamais de grands vins. En raison d’un vieillissement accéléré, dû aux conditions atmosphériques?

Eli Ben-Zaken : Nous n’avons pas les tanins que l’on trouve en France. Nos vins sont plus souples, ils vieillissent plus rapidement. Mais aujourd’hui, tout le monde, même les bordelais, essaient de faire des vins qui se consomment plus jeunes. Où les maturités sont atteintes en moins de temps. En ce sens, je crois que les vins de Castel ne sont plus très loin des meilleurs bordeaux. Nous sommes à un stade très difficile pour parfaire la qualité du vin, car nous avons apporté toutes les améliorations possibles et maintenant, ce que l’on peut faire en plus est infime. Mais il faut parvenir à le faire et nous sommes en train d’apprendre à franchir ce cap. Cela prendra du temps, mais nous sommes encouragés à aller dans ce sens car nous disposons d’une base solide. Tenez, en 1997, lors d’une dégustation à l’aveugle, l’expert de Bettane et Desseauve a confondu notre Grand Castel à un grand Bordeaux 1995. C’est flatteur, et incite à insister dans notre voie. Mais, d’un autre côté, je crois que nous avons un terroir aux caractéristiques particulières et mon espoir est  qu’un jour les experts de Bettane et Desseauve s’exclament, lors d’une dégustation : « ah, ce vin provient des collines autour de Jérusalem! »


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